[Tribune] Le « monde d'après » : bas carbone & circulaire
- pbiscay
- 28 avr. 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2020
Une tribune co-rédigée par Noémie Colleu, experte en aménagement urbain et économie circulaire & Arthur Pasquier, expert Carbone chez ELAN.
COVID19, quelle sortie de crise voulons-nous ? On continue comme avant ou on désapprend puis réapprend pour transformer notre économie et espérer être à la hauteur des objectifs avancés par les Accords de Paris ?
Neutralité carbone en 2050 – Gros défi pour le bâtiment

L’objectif national de Neutralité carbone est fixé à 2050. Avec ses 27% des émissions de gaz à effet de serre (Source : ADEME, 2015), le secteur du bâtiment en France est le deuxième secteur le plus polluant après les transports (30%).
Alors pour tendre vers cet objectif de Neutralité carbone, notre secteur doit opérer une bifurcation drastique et prendre des engagements lourds. Une réduction de 51 % à l’horizon du 4ᵉ budget-carbone (2029-2033) par rapport à 2015 est attendue pour le secteur du bâtiment (Source : Décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone).
Où est le carbone dans nos constructions ?
Selon la méthodologie du label d’Etat Energie-Carbone préfigurant la future réglementation environnementale, à l’heure actuelle, le poids carbone des bâtiments neufs se répartirait de la façon suivante :
60% sur l’énergie consommée, en théorie, en phase exploitation
40% sur les produits de construction et les équipements dont : 50% rapporté au gros œuvre et 50% rapporté aux corps d’état techniques et architecturaux
Et sur les projets de réhabilitation de bâtiments existants la tendance serait inversée :
60% de l’impact serait lié à la phase travaux (dont les travaux de déconstruction, le traitement des déchets issus du chantier, ainsi que la mise construction et mise en œuvre matériaux neufs, et transports vers le site),
40% en exploitation.
Ces données génériques sont issues de l’Observatoire E+C-. La répartition du poids carbone d'un bâtiment est variable, elle dépend notamment de la typologie du bâtiment et de sa taille.
Le poids des produits de construction, on n’en parle pas assez !
Si l’efficacité énergétique des bâtiments et l’abandon des énergies fossiles au profit des renouvelables sont incontournables pour tendre vers l’objectif de neutralité carbone, l’usage et les choix de produits de construction doivent aussi évoluer drastiquement.
On estime que 80 % des émissions issues de la production de matières proviendraient de l’utilisation de matériaux dans la construction et les produits manufacturés. La réduction des émissions de GES liées aux matériaux utilisés dans les habitations et les automobiles – principaux produits du secteur de la construction et du secteur manufacturier – pourrait permettre s’atteindre, sur la période 2016-2060 dans les pays du G7, une réduction de 25 Gt des émissions d’équivalent dioxyde de carbone (CO2e) cumulées au cours de cycle de vie.

Extrait de L’efficacité des ressources face au changement climatique : stratégies d’efficacité dans l’utilisation des matières premières pour un avenir à faibles émissions de carbone, Rapport du Groupement International d’Experts sur les Ressources (GIER)
Nos habitudes comme freins principaux
La conception même de nos projets détermine la quantité de matériaux à prévoir, l’énergie consommée en exploitation, la durabilité d’un projet, sa recyclabilité… Il nous faut donc accepter le changement et bousculer nos habitudes pour minimiser nos impacts dès aujourd’hui. Car le principal frein, c’est nous. On se complaît à répéter les mêmes actions bien maîtrisées, sans trop risquer de s’éloigner de notre zone de confort.
Et pourtant, on peut décupler notre force pour limiter notre impact en s’imposant 3 principes propres aux méthodes de design bas carbone et circulaire :
1. Etre rationnel dans l’usage de l’espace
C’est déjà moins construire, car 1m² non construit représente 1,5 tonne de CO2 évitée sur l’ensemble du cycle de vie (Source : Association BBCA). Puis mutualiser pour permettre une utilisation plus intensive de l’espace. La notion d’intensité d’usage ou d’intensité carbone du m² construit doit être prise en compte dans la conception. Comment caractériser un bâtiment « bas carbone » ou « économe en ressources » si celui-ci est sous-utilisé ou mal localisé ?
En savoir plus sur l’économie de la fonctionnalité face au fléau de l’inoccupation dans les espaces urbains.
2. Etre frugal : utiliser moins de produits et moins de matières
Tout ce qui n’est pas consommé n’a pas à être produit. Utiliser moins de matière, c’est avoir recours à des solutions alternatives aux procédés traditionnels énergivores et « ressourcivores ». En effet, ce n’est pas tant la surface totale d’un bâtiment qui a un impact négatif sur l’environnement, mais bien la quantité de matière mise en œuvre et son emprise au sol.
Le gypse pour exemple.
Comme le pétrole et le sable, c’est une ressource non renouvelable. Les carrières franciliennes à ciel ouvert sont arrivées à épuisement et l’extraction se poursuit en souterrain à plus de 120m de profondeur.
Bien que ce matériau se recycle bien, que son impact carbone soit limité et que son prix reste abordable ; il est nécessaire de réinterroger l’utilisation que nous en faisons.
N’est-il pas possible - dans certains cas - de s’en affranchir ? L’utilité des faux plafonds est-elle justifiée dans chaque projet ? Tout comme les encoffrements des poteaux des bâtiments en structure bois ? Le produit doit répondre à un besoin réel.
Le béton, un autre exemple.
Pour un bâtiment neuf en structure béton, la superstructure et l’infrastructure comptent pour près de 50% du poids carbone des matériaux sur tout le cycle de vie (selon les premiers retours d’expérience de l’expérimentation E+C-). Après avoir étudié le potentiel de substitution à un autre matériau plus vertueux, la priorité est à donner à l’optimisation des formes architecturales. En effet, Jean-Marc Weill, Architecte et ingénieur C&E rapporte que pour les constructions courantes (jusqu’à R+9), l’épaisseur des éléments de structure [souvent] surdimensionnée pour des raisons acoustiques et thermiques. Pour limiter ce risque, il rapporte que le choix des classes d’exposition adaptées aux différentes parties de l’ouvrage plutôt qu’un béton unique, ou encore les types de béton choisis peuvent avoir une influence significative sur le bilan carbone des opérations.
3. Etre soigné : s’approvisionner durablement et limiter les pertes
Chaque produit a mobilisé de l’énergie pour être conçu, de l’eau, de la matière… De fait, sa conception, son utilisation et sa gestion en fin de vie génèrent un impact négatif sur les écosystèmes (acidification des sols et de l’eau, diverses pollutions, eutrophisation, etc.). Il convient donc de choisir le bon produit pour le bon usage et de maximiser sa durée de vie pour contenir les impacts négatifs.
L’étiquette durabilité pour évaluer l’impact de nos choix de conception sur les écosystèmes
Expérimentée dans le cadre de la consultation du Village Olympique, l’étiquette durabilité permet de renseigner les caractéristiques environnementales des produits dans la maquette numérique. Le but est de faciliter la traçabilité de leurs performances dans le temps ; informations nécessaires pour maximiser leur durée d’usage. Cette première expérimentation pourrait donner naissance à un outil d’aide à la décision permettant la comparaison des produits sur la base de leurs propriétés, de leurs performances et de leurs impacts négatifs. Les premières expérimentations nous démontrent de manière pragmatique que l’impact d’une construction sur les écosystèmes ne sera jamais positif.
Outre le coup de cafard donné, il nous oriente vers des choix de matières et systèmes constructifs plus respectueux.
La durée d’usage /vs/ la durée de vie des produits et matières
Il n’est pas rare que la durée d’usage des espaces soit inférieure à la durée de vie théorique des matières et équipements qui le composent (durée de vie annoncée dans les FDES – encore différente de la durée de vie réelle). C’est le cas des espaces de bureaux, des hôtels et autres activités qui nécessitent de « faire peau neuve » pour rester attractifs d’un point de vue commercial.
Sans attendre la fin de cette hérésie, comme « arrêter de construire » n’est, pour de multiples raisons, pas la solution absolue, il nous reste à œuvrer pour limiter ces impacts ; et les matières et modes constructifs alternatifs sont nombreux. On privilégiera par ordre de préférence le recours aux matériaux et produits :
Réemployés et réemployables à coupler à des modes constructifs démontables : les exemples foisonnent (vasques, WC, évier dalles de faux plancher, pavés extérieurs, etc.). Je ne vous en dis pas plus : ce sera le sujet du prochain article publié sur notre blog.
Réutilisés et réutilisables : les exemples sont moins nombreux, ils relèvent généralement du geste architectural.
Biosourcés et recyclés et recyclables. Là encore, les exemples ne manquent pas : isolant (métisse en tissu recyclé, ouate de cellulose, paille de riz, etc), sols souples en pvc recyclé ou biosourcé, peinture recyclée, etc.
Ce qui doit évoluer pour s’adapter aux enjeux carbone
Pour impulser et généraliser ces changements, le soutien des politiques publiques est nécessaire. Elles pourront passer par :
la commande publique : exiger des MOE d’avoir recours à la préfabrication, la construction modulaire et à utiliser le BIM
la mise en place d'une finance incitative et d'une REP Bâtiment intelligente, permettant de rendre les produits de réemploi plus attractifs que les produits neufs
les politiques foncières : viser l’objectif de Zéro Artificialisation nette, privilégier la rénovation et restreindre les démolitions
les pratiques de tri sur chantier, les interdictions de mise en décharge des produits n’ayant pas été utilisés
le développement des filières de réemploi suffisamment solides pour absorber des flux conséquents, de recyclage et de matériaux vertueux comme les matériaux biosourcés.
Depuis le 23 avril dernier, le gouvernement a adopté la Stratégie Nationale Bas Carbone fixant comme objectif la neutralité carbone de la France à l’horizon 2050. Première brique (on l’espère) vers l’adoption de nouveaux textes écologiques structurants et la décarbonatation du secteur du bâtiment.
Finalement, ce sont l’évolution des modes de vie et la réduction de notre consommation individuelle, les avancées en R&D dans le secteur de la construction et le soutien des politiques publiques - l’ensemble dans la continuité des avancées sociétales et techniques - qui permettront (peut-être) d’atteindre les objectifs de Neutralité Carbone en 2050 en France et de réduire notre vulnérabilité face aux crises à venir.
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